Curating #3 : Témoignages contemporains
Témoignage, n.m, Larousse. (2022.)
1. Action de témoigner, de rapporter ce qu'on a vu, entendu, ce qu'on sait
2.Acte qui témoigne d'un sentiment, d'une qualité, etc.
Cette définition laisse entendre que toute œuvre d’art comporte, si elle n’est, un témoignage. Consciemment ou non, l’œuvre rapporte ce que l’artiste a vécu, ressenti ou pensé à un temps donné. La notion de témoignage arbore également un aspect juridique, plus précis dans ce qu’il implique. Le témoignage est alors un acte de dénonciation, rejetant toute occurrence inconsciente. Appliquée à l’art, cette seconde définition ne concerne donc plus qu’un panel défini d’artistes dits, à tort ou à raison, « engagés ». L’utilité de l’art a souvent fait débat : l’art doit-il servir à une cause, citons notamment le tableau de Pablo Picasso Guernica, commandé en 1937 par la République Espagnole, ou l’utilité nuit-elle à l’art, comme le suggère la distinction art/artisanat et le concept de “l’art pour l’art” invoqué par Théophile Gautier en 1835 ?
Cependant, dans notre paradigme politique actuel et toutes ses tensions, la force accusatrice de l’art dessert souvent des partis qui, pour certains, n’hésitent pas à avoir recours à la menace et la censure afin de taire les artistes. C’est le cas notamment de Aung Ko, menacé de mort par les autorités birmanes à cause de ses engagements pacifistes. Ayant fui la Birmanie, ce dernier continue de s’inquiéter de son environnement géopolitique tendu. Il continue ainsi de créer des œuvres dénonçant sa situation et traitant des exactions commises par la junte militaire birmane. Lors de sa performance H.u.m.m.m… l’artiste, dans un geste cathartique, immole des échelles. Rappelant la combustion de l'encens, il réclame l'élévation au-delà de l'oppression politique. C’est dans cette même démarche que l’artiste Zhang Dali remet en cause la censure du gouvernement chinois avec sa sculpture Artist’s Bust (Suicide), adoptant une posture radicale et volontairement provocatrice.
Jouant de la double définition du terme témoignage et s’éloignant volontairement du débat sur l’art engagé, l’exposition Curating #3 – Témoignages contemporains invite ses visiteurs à redécouvrir notre ère par le prisme d’artistes issus du catalogue d’Artransfer. Malgré la menace de censure, ils assument pleinement la posture de témoins du contemporain.
Aung Ko
H.u.m.m.m..., 2007
Épreuve à développement chromogène
Plexiglas de musée anti-UV (encadrement selon les recommandations de l’artiste)
Ed. 2/3
66,5 x 100 cm
Zhang Dali
Artist's Bust (Suicide), 1999
Bronze
73x61x26 cm (40 kg)
Narrant le politique par le beau, certains artistes contournent la censure en jouant de la relation explicite/implicite. Ils mobilisent alors les capacités d’interprétation de chacun et s’en remettent au concept de morale universelle développé par Emmanuel Kant (in Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785). La relative liberté d’expression des différents pays influe également sur le processus créatif.
Ainsi les artistes traitant de zones plus sujettes à la censure peuvent faire le choix d’une narration plus objective et factuelle. Nous citerons notamment Zhengjie Feng, artiste chinois connu pour ses portraits de femmes aux regards divergents, illustration de la confusion engendrée par les changements rapides et incessants de la société. Ce dernier réemploie les couleurs les plus utilisées par les diktats de la consommation rapide en Chine, notamment le rouge, symbole de l’urgence et du glamour qui, ici, prend le dessus et occupe tout le portrait. Bien que cette couleur soit également associé au communisme, l’artiste se défend d’intentions militantes et préfère parler de ses choix comme simples témoignages satiriques. Alain Delorme quant à lui, dans sa série Totem, documente les montagnes de produits que transportent les livreurs de Shanghai afin de mettre en lumière les conséquences d’une consommation trop massive.
Témoignages narratifs
Alain Delorme
Totem #9, 2010
Photographie
80 x 120 cm
Ed. 2/5
Zhengjie Feng
Chinese portrait K series n°1, 2007
Sérigraphie sur toile
150 x 150 cm
Ed. 31/50
D’autres opteront pour une narration plus personnelle, invitant le spectateur à partager leur vision d’une situation donnée. Ainsi, Bai Yiluo, grâce à son Dollar, recompose un billet de dollars américain avec des centaines de portraits d’anonymes de très petite taille. Ce faisant, il met en scène l’anonymisation de l’individu face au capitalisme tout en rappelant, à plus grande échelle, que le modèle capitaliste américain écrase et supplante l'identité-même des pays sous son influence. Dans cette même démarche, Richard Davidson représente l’uniforme typique de l’employé de bureau travaillant dans de grandes entreprises, une chemise de costume et une cravate. Cette tenue se tient droite malgré l’absence de corps qui la porte et devient alors métaphore de l’effacement de l’identité qu’impose le monde du travail dans lequel chaque humain est aisément remplaçable.
Richard Davidson
Team 3, 2006
Huile sur toile
93 x 121 cm
Bai Yiluo
Dollar, 2005
Impression numérique
86 x 200 cm
Ed. 6/10
A leurs manières, ces artistes racontent les conséquences de la société de consommation : fatigue, confusion, perte des sens et d’identité… tout en maintenant une certaine distance avec les idées politiques convoquées. Plongés dans une époque confuse, ils font le choix de montrer afin de conscientiser les problèmes décelés.
Témoignages directs
D’autres artistes adoptent une posture plus active du témoignage, traitant de problématiques dont l’impact sur leurs vies est plus direct, virulent. La narration devient dénonciation. Les problèmes sont pointés du doigts et la volonté de changement est manifeste. Afin d’illustrer ce phénomène, nous avons sélectionné cinq femmes artistes qui s’attaquent aux problèmes de sexisme présents tant dans les mœurs que dans les lois.
En effet, la série Pista de Baile de Teresa Margolles traite de la destruction de lieux sécuritaires pour les travailleuses du sexe mexicaines. Bien que l'œuvre s’apparente à de la photo-reportage, les implications politiques fortes de la série en font un acte accusateur contre les autorités mexicaines qui dépasse la monstration. Cet acte contre le gouvernement se retrouve également chez Prune Nourry qui, dans son projet Terracotta Daughter, dénonce le déséquilibre homme/femme des populations chinoises engendré par les mesures gouvernementales ou encore Amalia Ulman et son insurgence contre l’absence de congé maternité dans la législation américaine illustrée avec son oeuvre Maternity Leave (Coffee Beans).
Teresa Margolles
Andrea, Pista de Baile del la Discoteca « La Madelón », 2016
Impression couleur sur papier coton
45 x 64,5 cm
Ed. 4/6
Amalia Ulman
Maternity Leave (Coffee Beans), 2014
Tapis en feutre tissé à la main et sacs de café en grains recyclés
223 x 160 cm
Prune Nourry
Terracotta Daughter #8 (Lithograph), 2013
Lithographie
70 x 50 cm
Ed. 6/12 EA (Édition de 80 avec 12 épreuves d'artiste)
Comme mentionné précédemment, ces problématiques se retrouvent également dans la sphère publique, comme en témoigne cette œuvre de Miss.Tic. Reprenant des formes réminiscentes de la culture pop, l’artiste juxtapose l’image d’une femme à la question Faut-il prier pour que Dieu existe?, qui est également le titre de l’œuvre. La femme, dont la tenue suggère autant le sujet du voile que le topos de la Vierge à l’enfant, interroge donc les rites et interdits imposés par les religions. Zoulikha Bouabdellah, dans Le rouge et le noir, met en scène un paradoxe fort : des pièces de lingeries féminines superposées à des voiles. Le contraste immédiat entre ces objets souligne les tensions, entre sexualisation constante et surprotection de son image, auxquelles sont soumises les femmes au sein d’une même culture. Ainsi, plongées au cœur de leurs propos, ces artistes se font non seulement témoins du monde contemporain et de ses travers, mais également actrices des changements souhaités.
Miss.Tic
Faut-il prier pour que dieu existe ?, 2001
Pochoir et peinture à l’aérosol sur toile
100 x 100 cm
Zoulikha Bouabdellah
Le Rouge et le Noir, 2008
Technique mixte
Dimension variable
Témoignages invectifs
Constatant un besoin urgent de changements, certains artistes transforment leur travail en signal d’alarme. Le témoignage devient un véritable appel à l’action qui se manifeste par une radicalité indéniable. Leurs œuvres jouent autant du pathos que de l’ethos, créant l’emphase sur le caractère dramatique et urgent des situations posées. Ces artistes privilégient l’un de ces aspects, sans pour autant les dissocier ; en d’autres termes, certains préféreront créer un sentiment duquel découle une réflexion, là où d’autres poussent la réflexion pour en dégager l’émotion. Ainsi, chaque œuvre est lourdement chargée politiquement et le message est clairement lisible, voire imposé au spectateur.
We are at war d’Aurèle Ricard est un parfait exemple de la convocation du pathos. Le message alarmant, celui d’une crise omniprésente et incessante, ne peut être ignoré et crée auprès du spectateur un sentiment d’angoisse que l’artiste partage, tout en évoquant les luttes menées par la rappeuse Sister Souljah. D’un autre côté, ICY & SOT nous imposent une image forte, celle de l’innocence face au désespoir, pour évoquer les réalités de la guerre. Le choc invite à la réflexion et nous appelle à l’action.
Aurèle Ricard
We are at war sister, 1991
Peinture et affiches collées sur toile
132 x 98 x 10 cm (encadrement plexiglass)
ICY & SOT
Sans titre, 2009
Pochoir sur papier marouflé sur toile
178 x 116 cm
A l’inverse, Larissa Sansour fait écho à l’éthos par l’histoire. A Space Exodus reprend un évènement connu de tous, celui de la conquête de l’espace, et le détourne en remplaçant le drapeau américain par le drapeau palestinien, évoquant ainsi clairement le contexte géopolitique tendu de ce pays. Cependant, le destinataire de ce message reste incertain et sa définition se créera dans l’esprit du spectateur selon son pathos propre. Il est alors possible d’y déceler un message d’espoir, de renouveau autant que d’alerte.
Larissa Sansour
A Space Exodus, 2011
Tirage numérique issu d'une vidéo
44.5 x 79 cm